La sensation est assez proche de celle du vol onirique. Mais les émotions sont bien plus fortes, presque comme celles éprouvées dans les bras maternelles.

Je me laisse glisser dans un courant tiède qui semble m'entrainer de part une multitude de ramifications. Mes sens m'échappent complètement, je vois les odeurs, j'entends les couleurs et je goûte cette bienveillance qui m'entourent. Tout est mélangé de façon déconcertante.

L'ambre qui me baigne s’éclaircit au fur et à mesure que se poursuit ma lente ascension. Des murmures de plus en plus chauds parviennent jusqu'à l'orée de mon esprit voyageur.

Puis vient le moment tant attendu. L'ambre devient soudainement aussi lumineux qu'un soleil. Une explosion de lumières sucrées, une chorale d'arcs-en-ciel... et cette énergie.

M'abandonner totalement au moment présent, profiter pleinement de ces quelques instants car ils ne dureront pas assez longtemps à mon goût.

Pourquoi personne ne parle de cette expérience. Mes amis se souviennent de certains de leur songes nocturnes, mais c'est différent... tellement différent. Cela a commencer peu de temps après mon quarante sixième anniversaire, il y a quelques mois. Je n'en parle plus puisque personne ne semble comprendre ce que je décris, sans doute trop maladroitement. Les mots me manquent.

L'ivresse se calme tandis qu'une lente chute semble s'amorcer. Les lumières dansantes s'harmonisent en un camaïeu de verts de plus en plus ambrés, puis l'ambre redevient foncé tandis que je me laisse couler dans des profondeurs bienheureuses, chargé d'une force nouvelle...

"Finwë!... Finwë?"

Une voix douce et aimante, un ton presque musical dont je perçois les vibrations atténuées. Maman... je sors péniblement de ma rêverie.

"Il ne doit pas être très loin, il adore trainer près de ce Vénérable. Finwë, es-tu la haut?"

"Merci de m'avoir mené ici. Il ne doit pas être bien loin, en effet. Je vais demander à ce Vénérable son hospitalité, et me reposer de mon voyage, en attendant que votre fils daigne apparaitre."

Cette voix est plus âgée, plus grave, un ton posé, lent et amical. Surement un ancien, mais je ne le reconnais pas.

"Comme vous voudrez Frère Empathique, je retourne au village, que le Bosquet vous soit agréable"

"A vous aussi très chère sœur... à vous aussi"

Ma curiosité l'emporte sur le plaisir de ma rêverie. Maman ne m'a jamais parlé de son vieux frère. Que me veut-il?

Quelques secondes après que je n'entende plus les pas de ma mère et tandis que je sors lentement mon corps de sa torpeur, la voix plusieurs fois séculaire m'apostrophe:
"Bonjour jeune Finwë, il semblerait que ce Vénérable te porte en son cœur... et à plus d'un titre."

Je me laisse choir de la plus grosse branche du Vénérable, où je m'étais allongé, pour atterrir face à la silhouette fine et musclée d'un vieil elfe des bois à la peau brune.
"Bonjour... mon oncle?"

Je ne sais pas ce qu'il y a de si marrant dans ces quelques mots, mais mon interlocuteur ne peut retenir un long rire.
" Non jeune Finwë, je ne suis pas ton oncle," répond-il en reprenant sa respiration, " je m'appelle Elendriel et si tu le veux bien, j'aimerai que nous discutions un peu tous les deux. Tu veux bien?"

Assis en tailleur sur un rocher couvert de végétation pionnière, les yeux clos, Finwë laissait son esprit vagabonder parmi ses vieux souvenirs.Les rayons du soleil prenaient des reflets de jade en traversant le feuillage des arbres et cela renforçait le hâle émeraude dont sa peau s'était parée aux cours des années passées à maîtriser son Don.

Il avait fini son initiation et le temps de l'errance était venu, à 234 ans, il allait parcourir le monde et d'y apporter sa contribution.

Parcourir le monde... Certains villageois l'avait déjà fait et les récits de voyages étaient communs lors des fêtes. Mais pour quelqu'un ayant le don de Communion, voyager seul et dans des endroits inconnus, sans avoir achevé sa formation, était très risqué.

Un léger bruit de pas se fit entendre. Finwë ouvrit doucement les yeux, s'étira et de redressa du haut de son mètre soixante. Il portait une tunique légère aux couleurs forestières et plusieurs petites sacoches autour de sa ceinture. Il avait le port athlétique et ses cheveux olives descendaient de façon désordonnée sur ses épaules. Un sourire ornait son visage tandis qu'il écartait les bras, la paume des mains tournée vers le ciel, en s'inclinant lentement, saluant ainsi  avec respect celui qui venait d'arriver.

"Que la sève de Mëssiath irrigue vos méditations honorable Frère Elendriel"
"Et qu'elle t'aide à croître cher Finwë"

En silence, les deux amis s'assirent face à face et posèrent leurs mains sur les épaules l'un de l'autre.

Aucune paroles ne furent échangées, de longues minutes s'écoulèrent. Au milieu d'un cercle de roches couvertes d'une végétation de mousses touffues, deux statues de chair se tenaient mutuellement sans déranger le moins du monde la vie de la forêt environnante.

Lors de notre première rencontre,  Elendriel m'avait expliqué ma particularité. J'étais un Empatique.  Je pouvais donc communier avec toute les formes de vie de Mëssyath, mais sans un encadrement adéquat, je risquais de me perdre et de devenir la proie du Chaos.

Il m'avait raconté comment il m'avait trouvé grâce au Vénérable, l'un des premiers arbres sortis des racines de Mëssyaht. Pour un Empathique expérimenté, il est possible de communier avec d'autres ses pairs par le biais du réseau racinaire de Mëssyath. Il lui est aussi possible de ressentir l'appel d'un Vénérable ayant trouvé un héritier du Don.

Lorsque je plongeais dans mes rêveries, allongé sur les branches du Vénérable, je ne contrôlais rien. L'arbre faisait juste vibrer mon Don pour signaler ma présence. Et c'est pour pour protéger mon esprit immature, qu'il l’accueillait au sein même de son sang : dans sa sève.

Un petit nombre d'Elfes des Bois et de Haut Elfes avait dompté cette faculté intimement liè au domaine de la nature. Lorsque mon pouvoir fut découvert, un maitre fut désigné pour me former.

Au fur et à mesure que les saisons passaient, ma sensibilité au Don devenait de plus en plus forte. Tout contact physique avec une personne en proie à des émotions négatives devenait la source d'un flot sombre et douloureux, dans lequel s'engluait mon esprit inexpérimenté. Je trouvais de plus en plus de réconfort dans l'isolement de mon apprentissage auprès d'Elendriel qui vivait en ermite. C'est aussi à cette période que je renonçai à tuer la moindre vie pour me nourrir ou m'habiller.  

J'appris d'abord à me connaître et à maîtriser mon esprit. Ce travail prit plus d'un siècle durant lequel il me fut aussi révélé comment me fondre dans les feuillages, reconnaître la faune et la flore du Bosquet, gagner en vitesse et en agilité, sur terre ou dans les branches et fabriquer des décoctions végétales simples aux divers usages.

Tout au long des décennies qui suivirent,  j'étudiai la communion avec les différentes entités vivantes, d'abord avec des Empathiques, puis les animaux et enfin les végétaux. La Communion totale avec mes semblables, Elfes,  Dragonniens ou Célestes n'était pas sans risque car leur esprit pouvait s'opposer de façon violente à l'expérience et les conséquences pouvait être désastreuse. Il me fut donc montré comment communier de façon partielle, pour détecter une blessure, une maladie et y apporter un peu de réconfort.

Hier, Elendriel m'a donné ses dernières recommandations et sa bénédiction pour mon « temps de l'errance ».

Je suis maintenant prêt à parcourir le monde sans son aide et tandis que le soleil se lève dans mon dos, le chatoyant spectacle des Plaines du Levant s'étend devant moi, à perte de vue.

Pouvoir de communion avec les enfants de Mëssyath